L'art et l'art-gent

Publié le par Sarastro

Vous avez certainement remarqué que l'Art a pris depuis maintenant un siècle une direction inconnue du commun des mortels. j'en veux pour preuve les tableaux couverts de gribouillages au mieux, de vide au pire. Beaucoup d'entre nous s'indignent que l'on puisse vendre des millions des toiles qu'un enfant handicapé moteur et mental aurait pu peindre. Aussi, à moins de considérer que l'art de notre époque ait décidé de réhabiliter avec force les autistes, trisomiques et autres personnes souffrant de déficiences mentales, on peut supposer que les auteurs de ces oeuvres ne sont pas rémunérés à la hauteur (ou plutôt à la bassesse) de leur talent. Et bien, je crois que ces auteurs résolument élitistes puisent à la même source que leurs collègues des autres arts, et d'une autre condition. Car leurs oeuvres sont vendues au nom de l'Art en tant qu' expression des sentiments. De la même façon que les "compositeurs" de rap ou de musique contemporaine (Hindemith, un de ces personnages, disait très justement lors d'une répétition d'une de ses oeuvres : "Ca sonne faux, mais ce n'est pas encore ça !"), les architectes (vous penserez à moi en passant quai Branly), les sculpteurs, les chorégraphes, j'en passe et des meilleures. En somme, on vend pour des fortunes des productions censées représenter la personnalité de l'artiste. En partant du principe que la personnalité de l'artiste vaut davantage que la vôtre. L'important, c'est de se faire remarquer. Au pire, si votre production n'a aucun intérêt, un critique écrira un article du genre : "Z. D. est un artiste de grande classe, qui sait allier l'élégance avec l'envoûtement . Sa technique subtile prend sa source dans les oeuvres des grands du 20ème siècle, apportant un éclairage nouveau sur l'importance mystique qui découle des questions existentielles les plus profondes (!)" Du coup, bien gagner sa vie revient à plaire aux critiques. Et les critiques de s'offusquer, de protester que leur savoir-faire comporte une grande part d'objectivité, que le subjectif n'est que la touche qui permet au savant de transmettre sa perception de l'oeuvre, etc...J'ai plutôt l'impression que les critiques ne font que plaquer un calque arbitraire et bien appris sur les oeuvres, comme si quelqu'un possédait la technique absolue pour juger de l'intérêt de l'oeuvre. Ajoutez à cette technique du calque la façon propre qu'à chacun de ressentir une "oeuvre", et vous obtenez une confusion homérique. Alors, messieurs les critiques, il faut choisir : ou bien votre avis n'est qu'un avis parmi d'autres, et vous ne servez pas à grand-chose, ou bien vous êtes capables d'anticiper le jugement de médiocrité que les autres porteront sur telle ou telle oeuvre, et vous servez à quelque chose. Mais alors, pourquoi une si grande différence entre vos critiques et la réaction du public, et même entre vos critiques et celles de vos collègues sur la même oeuvre ? Je suis tenté de croire que vous êtes capables de prédire que certaines personnes jugeront une oeuvre bonne ou mauvaise : les personnes qui ont le même calque que vous, ce calque appris à l'université, ou mieux, interpolé par les autres articles que vous avez lus. Et bien, puisque l'Art est devenu une simple "expression du sentiment", laissez chacun avoir son sentiment.  Et le jour où on aura théorisé le sentiment, on vous rappellera.

L'Art populaire, notamment la musique de variétés, a trouvé une parade à cette confusion dans les critiques : ses promoteurs ont décidé de confier au public tout entier la tâche de critiquer les oeuvres. Inutile de disserter sur les nuances de couleur dans une toile blanche, ni d'ergoter sur la conception révolutionnaire du dadaïsme, non, non. Il suffit de verser une quinzaine d'euros. Soit vous achetez un album, et ça signifie, "C'est bien", soit vous ne l'achetez pas, et ça signifie "C'est insuffisant". Voilà de la critique vite faite, bien faite. Ironie de l'histoire, le critique que vous êtes n'a rien coûté à personne. Mais ça pose un autre problème : alors qu'on aurait pu considérer que les critiques étaient les dépositaires d'une sagesse plus ou moins universelle grâce à leur grandes connaissances, il est fort probable que le quidam qui achète un disque d'une chanteuse de variétés n'a pas grandes connaissances en musique. Ainsi, quel que soit le travail fourni par "l'artiste", le quidam inculte achètera l'album si la musique qu'il contient lui plaît. Pour peu qu'elle soit différente de celles qu'il a déjà à la maison, et qu'elle ne s'éloigne pas trop de ce qu'il a aimé dans sa jeunesse (vous connaissez beaucoup de sexagénaires fans de hip-hop vous ?), il y a de fortes chances pour qu'il achète. Et si l'interprète gigote sur scène, est habillé légèrement, est du sexe opposé, est mis en scène dans un décor grandiose, aucune chance que le gogo passe à côté de l'album. L'industrie du disque a tout simplement fait croire au consommateur que son avis avait autant d'importance que celui d'une personne éclairée.

Résumons : l'avis du critique a de fortes chances d'être très personnel, et l'avis du consommateur ne tient pas compte des efforts consentis par l'artiste ou de son talent.

Pour être clair, je donne ici une définition du "talent" : "capacité à réaliser avec facilité ce que la majorité des gens réalisent avec difficulté".

Conséquence : aujourd'hui, les chanteurs de variété gagnent des millions alors qu'ils ne travaillent guère, et ont pour la plupart peu de talent (disons qu'ils en ont au moins un, c'est celui d'être capable de plaire). Car, soyons réalistes, si on demandait à tout le monde de chanter une chanson donnée avec la même formation que le chanteur attitré, des dizaines de millions de personnes y parviendraient. Le problème est donc d'avoir le temps, les moyens d'apprendre, et la conviction qu'on pourra vivre de la chanson. Voyant ça, nos charmantes têtes blondes se disent : à quoi ça sert l'école ? X ou Y ont séché tous leurs cours depuis qu'ils ont 14 ans (si, si, c'est MégaPeopleMagazine qui le dit, interview EXCLUSIVE à l'appui), et ils gagnent des millions.

Je pense qu'aujourd'hui, on parle de l'Art comme de l'usure des stylos : est considéré comme artiste toute personne qui fait de la musique, quel que soit son talent (de toutes façons, quelqu'un qui vend des milliers de disques ne peut qu'avoir du talent dans la logique actuelle !). Pourtant, quand les médias parlent d'une personne comme d'un artiste, ils font allusion à une autre définition de l'artiste, bien plus glorieuse, et...obsolète ! Car il fut un temps où l'on ne pouvait être artiste sans avoir suivi une longue formation, avoir trimé pendant des centaines d'heures sur le métier, et démontré ses capacités à l'aune de critères objectifs. Aujourd'hui, les "artistes" bénéficient de la connotation positive de cette définition, alors qu'ils ne répondent à aucun de ces critères pour nombre d'entre eux.

 

Publié dans reveurpro

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E
Je n'avais pas vu cet article. Tu as assez bien résumé le débat sur "Qu'est-ce qu'un artiste"... Je pourrais débattre avec toi mais je crains que mon opinion ne soit pas objective: Je suis musicien, j'ai formé il y a 5 ans un groupe qui a sorti 2 albums. J'ai 10 ans de musique dans les mains, dans la tête, dans le corps. Je vis avant tout pour ça. Je joue tous les wee-end devant un public de 50 à 5000 personnes.<br /> Pourtant, je ne pense pas être un Artiste. Mais je crois mériter ce titre plus que la plupart des gens nommés ainsi dans les médias. Talent artistique rimerait-il avec argent et médiatisation ? Sans aucun doute.
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